Une œuvre et un poème

Benoît de Senneville
Rouille et végétations
Tableau 2 Le Corbusier
Composition abstraite - 1927
Helen Frankenthaler
Santorini - 1965
Barnett Newman
The Beginning - 1946
Wilhem de Kooning
Untitled - 1948/49
Rosario de Velasco
Things (1933)
Douanier Rousseau
Le Rêve
Karel Appel
Mindscape 12 - 1977
Arman
I Still Use Brushes - 1969
Sans Titre
qui parle quel est ce chemin 
sinuant de l’esprit à la phrase
cette invisible alchimie 
transmuant une impression confuse 
en envie de dire 
puis en suite grammairienne 
de mots aléatoires
objets complexes par définition
puisque signifiants et signifiés

qui parle pour moi
le cœur l’âme les sentiments 
la mémoire l’enfance
voire même les préjugés les racismes ordinaires 
les blocages l’inconscient le rapport à la mère 
ou tout simplement l’amour la haine
en tout cas ce n’est pas la raison ouf
car elle nous mènerait droit au plouf

pourquoi tel mot me vient en tête 
plutôt que tel autre
est-ce parce qu’il sonne mieux
qu’il me parait plus vrai 
c’est-à-dire conforme à ma vision
ce que j’écris dépend-il 
de mon humeur du moment 
ou bien d’une inclination profonde
qui serait la marque de mon être
en quoi mon vocabulaire de crabe aveugle 
peut-il m’aider à peindre 
l’essence des choses 
comment ma révélation maladroite 
d’un univers intime 
pourrait-elle prétendre à l’universel
et surtout quel est cet enchantement 
qui donnerait à ma construction 
hasardeuse et personnelle
la volonté imparable 
d’un parangon de beauté

quand je commence une phrase 
sais-je vraiment comment la finir
et quand je débute un texte 
en connais-je déjà la chute 
se pourrait-il donc 
que cette maturation ontologique
ne fût que simple hasard 
rencontre à conclusion indéterminée
entre l’homme et son contexte
chimie des neurones 
et de l’estomac

une seule chose est sûre
le reste n’est que balivernes
quand j’ai commencé ce texte
je n’avais pas décidé 
qu’il se terminerait
par le mot estoma
chaise rouge dos à la mer
où rien ne bouge
juste une ride
la chaise rouge
blanche et altière
reste impavide

au loin les monts
vaporisés
de brume moite
se retransmettent
en un frisson
leur silhouette
au trait chinois

quel est le fou
pour ignorer
qu'ainsi s'asseoir
la mer au dos
quand vient le soir
c'est négliger
la beauté fière
d’un court instant
d’éternité
et de repos

la brume je suis l’humide gris
perlant de gouttes
sur le pont salé
je suis le voile du marin
enrobant le navire
pour lui dérober la vie

porteuse de poisse
je suis la fatalité
faiseuse d’angoisse
à qui on finit
par s’habituer

quand je suis là
sans m’être annoncée
anxieux le marin
ne voit plus rien
silencieux aux aguets
l’oreille tendue
il écoute ausculte
car il le sait
je ne pardonne rien
ni l’invisible rocher
ni la boussole affolée

sur la cote floutée
le phare sans veilleur
peut se moquer de moi
mais que m’importe
où son regard porte
tenace obstinée
d’une infinie patience
je tisse ma toile
d’ombre et de destin
posément je déploie 
mon filet de mailles
à l’invisible ouate
enserrant ses proies

pour un temps incertain
sous la loi de l’indistinct
moi juge suprême
j'abolirai la frontière
entre laideur et beauté
pour tout emmêler
sans remords
le jour et la terre
la nuit et la mer
la vie et la mort
enfance j’aimerai tant retrouver
cet esprit d’enfance
pétillant d’impertinence
où l'on peut en même temps
croire impassible
aux infinis possibles
s’asseoir persuadé
que le monde attendra
sentir le vent
ébouriffer sa vie
poser là
son évidence
sa vérité
crue et nue
laisser passer les rêves
dans ses yeux mi-fermés
sans se presser
sans se lasser
en oubliant le temps
l’enfance est sans horloge
sans apparat ni toge
et dans une moue sans rire
montrer qu’on existe
pour le meilleur de l'artiste
et jamais pour le pire
les mots que j'aime je ferai un tapis des mots que j’aime
pour que frissonnants tes pieds nus foulent
un grand désordre mué en poème
chavirant ton âme comme la houle

j’accrocherai les mots que j’aime aux arbres 
pour qu’en marchant tu en fasses des fleurs
réunies en bouquets de rose et marbre
veines gorgées de couleurs et d’odeurs

les mots que j’aime partiront au ciel
pour qu’en suivant leur vol tu les transformes
en nuages crémeux comme le miel
cerfs-volants dansant sur de libres formes

je ferai un voilier des mots que j’aime
je prendrai ta main avec eux en mer
et le soir nous goûterons nos poèmes
le soleil roux souriant sur nos vers

sais-tu les mots que j’aime seront là
quand je partirai vers le grand secret
créant une passerelle avec toi
où nous marcherons ensemble à jamais
vieux poète deux fois trente ans
de mes mots flamme
épars au vent
me forgent l’âme

la litanie
du mot qui craque
écrit ma vie
le cœur en vrac
énergie d’où vient-elle 
cette énergie
à diffusion lente
dans l’esprit le corps
je connais
sa seule source 
la beauté pure
invisible sans forme
intouchable et vibrante
pour la sentir
je deviens ermite
assis sur la montagne
contemplant au rythme 
d’un souffle lent
la vallée de mon cœur 
j’y vois ma vie défiler
en pointillé
les passants des rencontres
n’y sont que des ombres
et enfin je les vois
les oiseaux libres et chanteurs
ravisseurs d’espace
dansant en cercle 
faisant la farandole
peu à peu ils se taisent
et s’en vont
au loin
planer en vol
longtemps
rétrécis à n’être plus qu’un point
alors je ferme les yeux
les bras tendus
tournant mes paumes
vers le bas
avec encore dans mes oreilles 
cette merveille
le chant des mésanges 
noires si aigu
c’est comme si 
j’embrassais
tout le paysage
c’est comme si 
l’énergie des monts
et des brumes
l’énergie du vent chaud
et humide
l’énergie des plaines
et des forêts
me traversait tout le corps
des pieds ancrés en terre
à la tête souriant aux anges
il faudrait il faudrait que le vent
poussant les montagnes
et les grands icebergs
bâtisse le couloir
d'un passage abrité

il faudrait que la main
saluant comme une feuille
emporte avec elle
la pensée vers le ciel
dans un grand tournoiement

il faudrait qu’un sourire
pose du bleu sur le gris
venant calmer à point
les ardeurs opiniâtres
des accents aigus

il faudrait étreindre les arbres
pour que leur frémissement
nous parcoure le corps
nos pieds prenant racine
dans l’histoire du monde

il faudrait brûler les regrets
dans un grand feu de joie
pour que chaque crépitement
signe une victoire nouvelle
sur la fatalité

il faudrait que nos doigts
enfin rejoints créent
l'invincible lumière
empêchant la nuit
d'étendre son manteau
cadavre il a peut-être rêvé 
d’un monde meilleur 
grâce à lui
il a peut-être aimé
la gloire et le renom
s’abattant sur lui

puis sont venus 
les glissements
les à-peu-près
face aux difficultés
rien ne finissait
comme il voulait

sentant le vent
se rafraîchir
il a commencé
à biaiser
roseau trop souple
à la bourrasque
mille excuses 
furent bonnes
pour ne pas faire
ce qu’il fallait
souvent
il tournait le regard
pour ne pas voir
les évidences

maintenant il a peur
de ce qu’il est devenu
mécréant lâche et mou
pantin de mots
et d’opérette
l’âme vide et lasse
il marche poussiéreux
ombre informe et sale
cadavre puant le regret
et ses pas traînants
l’emportent malgré lui
vers le tunnel noir
les portes de la nuit es portes de la nuit
sont prêtes à lever
devant moi sans un bruit
les voiles du secret

le chemin qui m’emmène
où je suis sans allié
enterrera mes peines
tout sera oublié
les gris et les blancs
les calmes et les vents
les secrets les non-dits 
les vallées et les tourbes
la magie de la courbe 
graveuse d’infini

par-dessus mon épaule
dans un dernier regard
je saurai qu’il est tard
et dans la grotte noire
le silence criera
le terminus des mots

les mains se délieront
de la beauté des choses
rendue évanescente
par la fatale pente
si longtemps virtuoses
les cœurs se soumettront

quand au son de mon deuil
je franchirai le seuil
des portes de la nuit
cerbères de l’oubli

je n’aurai qu’un regret
n’avoir pas su te dire
dans un plus grand sourire
à quel point je t’aimais
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